19 Juil Retour sur 20 ans de Syberia avec Microids Studio Paris
Bonjour et bienvenue sur Backstage, le nouveau blog de Microids qui vous invite chaque mois à découvrir les secrets de conception de nos jeux vidéo phares, et à rencontrer les équipes à l’origine de franchises telles qu’Astérix & Obélix XXL, Flashback, Gear.Club ou encore Blacksad.
Et comment mieux amorcer cette aventure qu’en nous intéressant à la saga des Syberia, une composante essentielle de l’ADN Microids, qui célèbre en plus de cela ses 20 ans d’existence cette année ? Dans cette rétrospective sans spoilers, nous vous proposons de remonter le temps et de retracer le parcours d’une licence qui a fasciné plus de 3 millions de joueurs. Nous aurons à nos côtés le scénariste Lucas Lagravette, le directeur artistique Xavier Tual et le producteur audio Paul-Elie Hamou pour mettre des mots sur ce qui rend l’univers Syberia tellement unique.
La vision d’un créatif touche-à-tout
Impossible d’aller plus loin sans citer le nom de Benoît Sokal, sans lequel le récit n’aurait jamais pu débuter. Avant de nous quitter en mai 2021 à l’âge de 66 ans, Benoît a été le chef d’orchestre de chaque épisode, et les nombreux personnages et décors mémorables de Syberia sont nés de son imagination fertile.
Mais tout a commencé, comme vous le savez peut-être, par le monde de la bande dessinée. Benoît Sokal grandit près de Bruxelles, l’un des chefs-lieux de la création franco-belge, et bien qu’entouré d’une famille au profil plutôt scientifique, il se tourne assez tôt vers le croquis et la narration. Il s’inscrit alors au célèbre Institut Saint-Luc de la capitale, une école d’art dans laquelle se sont formées des icônes telles qu’André Franquin (Spirou et Fantasio, Gaston) et Philippe Francq (Largo Winch). Là-bas, il perfectionne un talent inné, que ses pairs ne tardent pas à remarquer. Bientôt, l’éditeur Casterman vient repérer des artistes prometteurs pour alimenter sa nouvelle revue À suivre, et choisit d’engager Benoît Sokal pour réaliser quelques planches.
L’auteur profite de cet espace d’expression pour illustrer et raconter la drôle d’histoire de l’inspecteur Canardo : un oiseau anthropomorphe qui mène l’enquête dans un monde haut en couleur. Avec son air désabusé, son goût certain pour l’alcool et ses rencontres improbables, Canardo se démarque des autres productions du magazine, et attire l’attention des lecteurs. Si bien que Casterman consacre le personnage en lui offrant ses propres albums de bande dessinée. Dans les librairies, le succès est au rendez-vous et Benoît Sokal, âgé d’une vingtaine d’années seulement, est propulsé vers le sommet.
Plus tard, au milieu des années 1990, Benoît est un artiste accompli dont les créations se multiplient, dans le genre de l’humour avec Canardo, mais également dans un style plus réaliste avec par exemple Sanguine. C’est aussi le temps d’avancées majeures dans le domaine informatique, qui attisent grandement sa curiosité et lui permettent notamment de coloriser ses planches, en pionnier. L’utilisation nouvelle de la 3D, dans le film Jurassic Park ou encore dans le jeu Myst, enflamme son imagination de conteur par l’image. Il souhaite explorer ces possibilités inédites, et immerger son public dans ses récits comme jamais auparavant. Sa maison d’édition accepte de l’aider à transposer son univers graphique sur un CD-ROM interactif.
Une petite équipe de précurseurs se forme autour de Benoît Sokal, qui décide de prendre comme matériau de départ un pays tropical imaginaire qu’il avait dépeint dans Canardo. Un vaste territoire constitué d’une végétation inconnue et de créatures fantastiques, dans lequel le joueur peut déambuler, en cliquant dans des décors précalculés d’une finesse rare. Équipé d’un incroyable véhicule digne d’une histoire de Jules Verne, le héros est investi d’une mission : celle de retrouver la tribu des Ovovolahos, et de leur restituer l’œuf du mythique Oiseau Blanc, nécessaire à l’équilibre de l’écosystème et dérobé par l’explorateur Alexandre Valembois.
À la suite d’un développement étalé sur cinq années, L’Amerzone est finalement publié en mars 1999 par Microids, et ne laisse pas indifférents les joueurs et la critique. L’atmosphère contemplative et poétique du jeu dénote avec les hits du moment : Metal Gear Solid, Banjo-Kazooie, F-Zero X, Half-Life. Le public est séduit par l’incitation au voyage que proposent les visuels, par l’épaisseur de la trame narrative et par l’accessibilité des mécaniques, autant d’éléments qui font déjà la « patte » de Benoît Sokal. Récompensé par les jurys, vendu à plus d’un million d’exemplaires, L’Amerzone est un triomphe et motive l’équipe à créer un second jeu vidéo.
2002 : l’odyssée de Kate Walker
Forts de leur première expérience, Benoît Sokal et Microids passent à la suite, et l’artiste belge décide cette fois d’embarquer son audience dans les pays de l’Est ; un territoire qui le fascine depuis longtemps, notamment à travers la lecture de Corto Maltese en Sibérie. Il invente également le personnage de Kate Walker, une jeune avocate d’affaires new-yorkaise. Celle-ci est envoyée dans le village de Valadilène, dans les Alpes françaises, afin de finaliser la vente d’une fabrique d’automates en déclin au profit d’une multinationale américaine. À son arrivée, la dernière représentante de l’entreprise familiale vient de décéder, mais son accord ayant déjà été obtenu, le rachat reste d’actualité. Jusqu’à ce que l’on apprenne qu’un héritier que l’on croyait mort, Hans Voralberg, vit bel et bien quelque part en Sibérie ! Pressé de mener à bien la vente, l’employeur de Kate l’incite à partir à la recherche de Hans. Elle monte alors dans une locomotive à ressort pilotée par un automate au fort caractère, et part résoudre cette affaire mystérieuse.
Ce qui ne devait être qu’une formalité pour la protagoniste devient un véritable périple, lors duquel elle découvre des panoramas à couper le souffle, des personnages extravagants et des secrets impensables. Kate Walker, l’avocate de la ville, se découvre aussi elle-même, et se transforme en une exploratrice qui s’émancipe d’un travail et d’une famille qui l’étouffent. Lorsque les joueurs démarrent le premier Syberia en 2002, grâce à leur moniteur à tube cathodique et leur GeForce 3 flambant neuve, ils sont scotchés et partent volontiers à l’aventure avec Kate. Très vite, les ventes décollent, et plusieurs magazines reconnus parlent de « meilleur jeu d’aventure de l’année ». Benoît Sokal et ses camarades ont à nouveau réussi leur pari, et commence alors une saga qui se déroulera sur 20 ans.
Les atouts qui ont fait le succès de Syberia se retrouvaient déjà pour beaucoup dans L’Amerzone, mais multipliés en puissance cette fois. Excellence des graphismes et de la bande-son, profondeur d’une narration aux nombreux messages sous-jacents, caractère intuitif des énigmes : voilà les principaux ingrédients de cet incontournable point and click, comme nous l’explique Microids Studio Paris. « La qualité visuelle est un marqueur emblématique de Syberia depuis le premier opus, et nous nous attachons à le transcender d’épisode en épisode », nous confirme Xavier Tual, directeur artistique.
Le niveau de réalisation impressionne à l’époque, et permet encore au titre de briller aujourd’hui, de par sa complexité et sa cohérence. Mais au-delà de la technique pure, c’est aussi le style atypique du jeu qui attire l’attention. En puisant dans de nombreuses inspirations et en laissant voyager son esprit, Benoît Sokal a réalisé des croquis et des storyboards étonnants. De l’architecture exotique de l’office notarial à l’immensité mélancolique du port d’Aralbad, de l’apparence raffinée de la cantatrice Helena Romanski à la conception métallique de l’automate Oscar, tout dans Syberia semble être sorti d’un rêve.
L’aspect audio du titre est un autre élément participant à la complète immersion des joueurs. À commencer par la musique, qui prend une ampleur nouvelle par rapport à L’Amerzone, grâce aux créations orchestrales envoûtantes de Dimitri Bodianski et Nicholas Varley. « Avec Syberia, Benoît Sokal a créé un monde fantastique et poétique dans lequel le graphisme est déterminant, mais où le son a toujours joué un rôle essentiel », nous explique Paul-Elie Hamou, producteur audio. Depuis le second épisode, Microids collabore avec le célèbre compositeur Inon Zur, qui donne naissance à des morceaux inoubliables. « En plus de continuer à décliner la signature sonore de l’univers Syberia, Inon Zur, par son immense talent, procure l’émotion nécessaire à notre histoire », souligne Paul-Elie. Nous devons aussi la justesse sonore de Syberia à des sound designers expérimentés, et à des comédiens de doublage brillants, comme Françoise Cadol et Sharon Mann (Kate Walker en version française et anglaise respectivement).
Et bien entendu, Syberia c’est une histoire prenante et étoffée, qui accroche le joueur dès le commencement et l’emmène au bout du monde, grâce à son casting surprenant et ses nombreuses révélations. C’est également un conte philosophique riche en sous-texte, des conséquences de poursuivre un rêve au choc entre l’industrie et la nature. La narration est d’ailleurs communiquée de manière très organique, par des appels téléphoniques ou par la trouvaille de documents, plutôt que par des cinématiques imposées. Comme nous l’indique le scénariste Lucas Lagravette, les puzzles eux-mêmes sont toujours justifiés par l’intrigue : « aucune de ces séquences ne doit sembler gratuite, elles doivent au contraire servir l’histoire et être dans la mesure du possible aussi porteuses de narration que pourrait par exemple l’être une séquence cinématique, mais avec des moyens différents ».
L’histoire se poursuit
20 ans après le premier opus, la parution d’un nouveau Syberia est toujours très attendue dans le monde. Le 18 mars, les joueurs ont pu découvrir The World Before, le quatrième chapitre du récit de Kate Walker ; aux confins de la toundra, la protagoniste est toujours plus éloignée de sa vie précédente. En prenant congé de la cellule où elle était retenue par une milice malfaisante, elle trouve le portrait d’une mystérieuse jeune femme d’un autre temps, et décide d’enquêter sur son identité…
Salué par la critique et les joueurs, Syberia : The World Before est le descendant d’une franchise qui a su rester pertinente dans la durée, malgré le cycle des tendances et les innombrables transitions technologiques. Comment les développeurs ont-ils procédé pour apporter de la nouveauté, tout en demeurant fidèles au matériau de base ? Nous avons décidé de poser la question à Microids Studio Paris.
En matière de graphismes tout d’abord, Xavier Tual nous rappelle que grâce à la puissance des machines actuelles, les joueurs peuvent évoluer dans l’environnement de manière dynamique, ce qui tranche avec les décors précalculés de l’époque. L’enjeu étant de profiter des techniques d’immersion modernes, tout en conservant la saveur si particulière des premiers temps. « Le challenge était de retrouver cette dimension ‘peinture numérique’ en 3D temps réel ; nous avons pu nous appuyer sur de talentueux artistes pour apporter ce supplément d’âme si cher à Benoît ». Pour réussir cet objectif ambitieux de retranscrire la griffe unique de Benoît Sokal, Xavier Tual évoque davantage l’humain que la logique : « cela s’approche plus de l’alchimie que d’une méthodologie. Nous créons une synergie avec les équipes et Benoît afin d’engendrer un cercle vertueux créatif. La confiance qui s’est établie nous a permis d’aller plus loin que nous l’espérions ; en cela, c’est un peu magique ». Le directeur artistique ajoute que là où le groupe a repoussé ses limites, c’est notamment « de par la lumière, les détails et les cadrages, afin d’exacerber les émotions voulues dans la narration ».
En parlant justement de la narration et des énigmes qui la composent, Lucas Lagravette, scénariste principal et responsable du développement de The World Before, nous explique que l’équipe s’assure de la satisfaction des joueurs en procédant par itérations. Les puzzles sont d’abord imaginés dans les grandes lignes lors de l’écriture du scénario, avant qu’ils ne soient conçus en détail par le game designer (Romain Pierson), en lien avec les concept artists (Amanda Goengrich et Xavier Tual). Suite à quoi ils sont intégrés au moteur par une équipe de level designers, dirigée par Adrien Laurière. À ce stade, les mécaniques sont encore brutes de décoffrage, mais l’on peut déjà se projeter dans le résultat final et opérer les premiers ajustements. Les graphistes affinent alors le rendu, en ajoutant des textures notamment, puis vient l’heure de vérité : « les équipes de l’éditeur font tester cette version dans les conditions du réel à des joueurs (ce que l’on appelle des ‘playtests’), ce qui nous permet de constater ce qui fonctionne ou non, et d’apporter les derniers ajustements pour que chaque puzzle soit passionnant tout en renouvelant ce qui existait auparavant ». Lucas ajoute que « des mécaniques inédites font leur apparition dans cet épisode », en conséquence notamment des changements de temporalités et de personnages.
En effet, comment ne pas évoquer la grande particularité de cet épisode, qui nous invite à incarner tour à tour Kate Walker, l’exploratrice des temps modernes, et Dana Roze, la jeune femme du portrait vivant dans les années 1930 ? Lucas Lagravette souligne que si les protagonistes n’ont pas de « compétences » propres comme on pourrait l’entendre dans un jeu de rôle, elles proposent bien deux ressentis différents : « dans l’absolu, Kate et Dana sont des personnes comme vous et moi, sans super-pouvoirs ou capacités autres que leur grande intelligence et leur force de caractère. Elles se contrôlent donc de la même façon, exception faite d’un objet hors du commun dont dispose Kate et qu’elle peut régulièrement utiliser pour progresser. Par contre, Kate et Dana évoluent dans des contextes très différents. La première mène son enquête dans un 2005 assez contemporain, tandis que la seconde est prise dans le tourbillon infernal des événements de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte de jeu change donc radicalement en fonction du personnage que vous incarnez, tout comme ce qu’il vous est demandé de faire ».
Côté musique, Paul-Elie Hamou nous apprend que l’équipe a été attentive à retranscrire cette dualité dans les compositions : « pour distinguer musicalement les deux époques de notre histoire et leurs héroïnes respectives, Inon Zur a repris le thème de Syberia pour le personnage de Kate Walker en 2005, et il a composé l’hymne de Vaghen pour celui de Dana Roze en 1937. Benoît Sokal souhaitait que ce nouveau thème s’inspire des œuvres de Chopin, et nous avons demandé à Inon d’utiliser des instruments d’orchestre classiques, qui tranchaient avec le style plus ethnique de Syberia 3. Quand Benoît a écouté le résultat, c’était exactement la musique dont il avait rêvé ! ». La bande-son est peut-être d’autant plus essentielle dans The World Before, dans la mesure où Dana Roze est elle-même musicienne : « l’une des deux héroïnes étant pianiste, la musique devait être un élément clé de la narration et une forte source d’émotion », note Paul-Elie.
Xavier Tual conclut pour sa part, au sujet de la direction artistique de cet épisode au double récit : « c’était un formidable challenge de pouvoir créer deux époques concomitantes qui se répondent mutuellement. Grâce à ce jeu de contrastes, elles se subliment l’une l’autre en devenant une partie prenante de l’immersion ».
Une longue aventure humaine
Au cours de ces 20 dernières années, Kate Walker et ses compagnons ont vécu des événements intenses et ont beaucoup évolué. Parallèlement, d’innombrables joueurs ont grandi avec la jeune avocate, et certains relient leurs souvenirs de jeu à des moments de vie. Bien sûr, les équipes de développement ne sont pas étrangères à ce sentiment ; certains membres ont donné naissance à l’exploratrice, d’autres l’ont aidé à s’affirmer lors de son voyage initiatique.
Nous avons demandé à nos interlocuteurs de Microids Studio Paris, en conclusion, de nous partager leur meilleur souvenir de travail sur la licence Syberia ; et tous les trois se sont accordés à dire que de voir leur création prendre vie a été un sentiment comme nul autre. « Le premier moment de bonheur a été la première écoute des musiques composées par Inon Zur à notre demande », indique Paul-Elie Hamou. « L’autre souvenir mémorable, c’est quand on a pu jouer pour la première fois à Syberia : The World Before, voir nos personnages évoluer dans les décors, s’animer, faire du bruit, se parler et se répondre. Quand on a pu sourire à la drôlerie des dialogues, frissonner lors du concert de la place musicale de Vaghen. En un mot, quand tout est devenu vivant ».
Xavier Tual, directeur artistique, chérit particulièrement quant à lui ce moment où les équipes ont pu montrer une version fonctionnelle du titre à son auteur : « la présentation du prologue à Benoît, et voir à quel point cela a résonné en lui ». « Difficile d’isoler un moment en particulier après presque 10 ans passés sur la licence », songe pour sa part Lucas Lagravette, game director et scénariste. « L’un des plus récents dont je me souvienne est lorsque j’ai testé pour la première fois une version aboutie du climax émotionnel du jeu, la conclusion de l’arc de Dana dans cet épisode. Par définition, c’est un moment tendu pour un jeu narratif : si vous ratez cette partie, cela peut nuire à l’ensemble de l’expérience. Et ce climax posait spécifiquement toutes sortes de difficultés qui à la fois m’excitaient par goût du défi, mais me rendaient aussi d’autant plus nerveux ». Heureusement comme nous le raconte Lucas, tout s’est imbriqué comme désiré – et même mieux que souhaité ! « Je dirais donc que c’est cette réussite qui constitue l’un de mes meilleurs souvenirs. Et pas tant la réussite en soi de ce moment, que le caractère absolument collectif de ce résultat ».